CHAPITRE QUATRE
L’EVALUATION DE GRARRR LE TROLL
Burgul éteignit sa cigarette sur le trottoir avant de s’en retourner tout guilleret vers le jardin de la maison Principale. Les quatre gobelins avaient cessé de jouer au ballon et tous s’étaient allongés dans l’herbe pour fixer le ciel, dans un état proche de l’assoupissement.
- Il ne vous faut pas beaucoup de temps pour changer d’humeur ! dit Burgul tout en les rejoignant.
A peine eurent-ils reconnu sa voix qu’ils se relevèrent aussitôt et le dévisagèrent d’un air moqueur.
- Vous avez du tabac sur l’oreille, s’exclama Obber en riant.
Burgul, surpris, se débarrassa des filandres en grommelant, avant d’inviter les gobelins à le suivre.
Ils franchirent à nouveau le portail d’entrée et prirent aussitôt le chemin du temple qui se trouvait dans le centre-ville. Une horde d’écoliers en retard croisèrent les gobelins et ne manquèrent pas de les remarquer. Ces derniers s’exclamèrent à leur vue, heureux de constater qu’ils étaient comme on les décrivait dans leurs manuels. Mais bien vite rattrapés par les cris de leur professeur, aucun d’eux ne s’attarda à les questionner.
La journée était d’une beauté sans pareille, aidée par un vent subtil qui caressait visages et chevelures. Des elfes étendaient leur linge dans les jardins, sifflotant des airs joyeux, tandis que d’autres s’adonnaient à la lecture sur les bancs qui étaient disposés le long des allées.
La singulière assemblée venait de passer devant la grande bibliothèque de la capitale blanche, un fort bel endroit où tous les ouvrages des elfes anciens étaient entreposés. Les nouveaux ouvrages des jeunes talents du pays caché étaient gratuitement distribués à l’entrée ; les auteurs étaient récompensés par l’intérêt que leur portaient les lecteurs ainsi que les divers encouragements qui leurs étaient alloués. Ils vivaient généralement des dons de leurs plus grands admirateurs.
Les gobelins devançaient Burgul dans leur marche, pressés par une insatiable curiosité toute enfantine. Ils s’étonnaient de la grande agitation qui régnait dans les rues. La veille au soir avait été très calme en comparaison, et rien n’avait pu laisser présager d’une telle activité. De nombreux stands nains distribuaient des repas chauds aux habitants contre quelque menue monnaie. Il y avait un grand bruit qui circulait à présent dans les avenues et beaucoup d’elfes prenaient le temps de bavarder tout en mangeant, assis ou en marchant.
Peu après, ils arrivèrent à un croisement, en face de l’édifice où siégeaient les Sages de la Capitale. D’innombrables assemblées de bardes et de poètes se tenaient devant l’entrée, livrant à un public averti leurs dernières compositions. Applaudissements et rires se mêlaient au son de la cohue, dans un tourbillon de joie au sein duquel même les oiseaux se confondaient avec plaisir. Les elfes étaient devenus familiers, mais ils n’avaient perdu ni de leur sensibilité ni de leur délicatesse dans l’art du chant et de la rime.
Tout en haut de l’entrée, on pouvait lire un psaume des Elfes Anciens gravé sur un panneau en chêne :
« La réalité c’est l’endroit où les rêves des esprits se confrontent. Certains rêvent avec ardeur, d’autres rêvent en silence. »
Burgul fit signe aux petits explorateurs de le suivre dans une allée adjacente afin de passer inaperçu. Il valait mieux ne pas attirer l’attention sur le pas de la porte principale car cela aurait pu troubler l’exercice des baladins.
Un garde de ceux qui avaient de gros lobes gardait une petite porte à l’est du bâtiment. Burgul se présenta et lui montra la lettre de Deïlondil. Ce dernier salua le magicien et la décacheta aussitôt.
Il marmonna dans sa lecture et, au bout d’un petit moment, leur fit signe d’entrer sans attendre. Ils n’auraient qu’à suivre les flèches à l’intérieur pour trouver la salle du Conseil.
Tom aperçut une fois encore la lointaine pyramide s’élever dans la forêt. Il pouvait mieux la contempler du centre-ville et les détails de cette dernière lui étaient maintenant visibles. Elle avait quatre faces qui rejoignaient le sol en escalier. La pierre qui avait servi de matériau de construction lui sembla incroyablement ancienne et cela le fascina d’autant plus. Elle était d’un joli beige et d’un aspect rassurant. Il n’y avait eu cependant aucun oiseau pour y ériger son nid et le petit gobelin trouva cela fort dommage.
- Allez garnement ! grogna Burgul. On nous attend !
Tom acquiesça, gêné. Mais tandis qu’il franchissait le pas de la porte, il ne put s’empêcher de stopper les autres d’un mouvement de la main pour les questionner.
- On pourra visiter la pyramide un de ces jours ?
- De quelle pyramide parles-tu ?
- Eh bien celle qui est dehors, dans la forêt !
- Il n’y a jamais eu de pyramide dans la forêt ! répondit Burgul. Te moquerais-tu de moi, par hasard ?
Tom fut tellement surpris par la réponse assurée du magicien qu’il n’osa insister. Il accepta les réprimandes de Burgul lui intimant de rester sage et se remit à marcher aux côtés de ses amis.
Après avoir consciencieusement lu tous les panneaux qui indiquaient la direction de la salle du conseil et traversé de longs couloirs, la petite équipe arriva enfin à l’escalier principal, qui menait à cette dernière.
La porte était bien évidemment fermée et deux gardes de haut rang elfique se tenaient de chaque côté.
Burgul leur tendit une fois encore la lettre de Deïlondil, cette fois-ci décachetée. Ils la lurent à deux reprises avant d’inviter les autres à s’installer dans l’un des salons adjacents en attendant que les Sages se préparent à les recevoir.
- Pouh, c’est qu’il commence à faire faim, dit Bused’or. Pour ma part, les petits pains de Bonburin ont déjà rejoint l’autre monde !
- Ne t’inquiète pas, cela ne devrait pas durer trop longtemps, le rassura Burgul.
Une heure et quelques gémissements plus tard, le pauvre garnement se tenait tristement sur son siège, la bouche ouverte et pâle comme un linceul. Burgul était parti acheter à manger au coin de la rue et il ne devait plus tarder. Obber essayait quant à lui d’écouter à travers la cloison du mur qui reliait le petit salon à la salle du Conseil. Il n’entendit qu’un léger murmure mais cela suffit à réveiller son imagination.
- On dirait qu’ils font des incantations là-dedans, dit-il à Tom avec un sourire espiègle.
Le jeune gobelin-médium ne prêta pas attention à la remarque pourtant croustillante.
Il était encore confondu par la vision qu’il avait eu à deux reprises de cette étrange pyramide qui semblait être invisible aux yeux des autres. Mais il se raisonna et attribua le phénomène à l’épuisement du voyage et aux émotions que celui-ci avait occasionnés.
- Voilà les enfants ! dit Burgul tandis qu’il revenait de sa petite promenade. Des rations de viandes et de pain pour tout le monde !
Bused’or se redressa et accepta non sans le remercier l’offrande inespérée du magicien. Les autres suivirent, goûtant à leur tour à ce repas frugal mais ô combien salvateur.
Burgul semblait nerveux de rencontrer les sages, mais de voir la joie des gobelins le détendit quelque peu.
Alors qu’il allait prendre une bouchée de viande, l’un des deux gardes de l’entrée entra dans le salon et les invita à se présenter devant le Conseil. Il avala de travers et ce n’est qu’après avoir maîtrisé cinq quintes de toux successives qu’il put se résigner à rejoindre la grande salle aux côtés des gobelins.
Une fois à l’intérieur les portes se refermèrent aussitôt derrière eux. Les gobelins avaient enlevé leur petit chapeau bleu et se tenaient timidement dans l’entrée, encadrés par leur tuteur magicien. Ils n’avaient pas oublié la menace d’être transformés en crapauds.
La salle était fortement éclairée par une colossale ouverture au plafond. Cette dernière était vitrée et semblait nette de toute impureté. Jamais les gobelins n’avaient vu de verre aussi parfait, même dans la splendide fabrique de Troën Zigue qui était vendeur de lunettes et de miroirs à Sylvaeden.
Les murs étaient tapissés de larges bandes d’acajou sur lesquelles étaient disposés de nombreux tableaux retraçant les différentes générations de Sages, des Anciens jusqu’aux actuels représentants.
Le sol était finement dallé et de nombreux bancs parfaitement alignés étaient disposés dans le coin droit de la pièce, probablement pour les décisions de justice rendues publiques.
Au milieu d’un imposant bureau de chêne, le grand Sage des Elfes présidait l’ensemble sous une allure bienveillante et décontractée.
Les gobelins songèrent qu’il s’agissait là d’une très vieille personne car ses rides étaient incroyablement creusées. De plus, sa chevelure longue et argentée était très clairsemée et laissait apparaître de petites oreilles flétries aux pointes arrondies.
Il portait de petites lunettes rondes, tout comme Deïlondil, et se tenait tranquillement sur son siège, les bras croisés. Il était entouré de diverses personnalités de la Capitale Blanche, six en tout et trois de chaque côté, qui semblaient aussi sages et mesurées qu’il ne l’était lui-même.
Burgul s’avança et fit une révérence appuyée à leur intention. Ils lui répondirent par un hochement prononcé de la tête et le grand Sage prit enfin la parole.
- Bonjour, bonjour ! Je suis désolé de vous avoir fait attendre, mais le dossier de Deïlondil a été égaré par l’un de nos stagiaires. Ce n’est qu’après quelques coups de bâton qu’il s’est décidé à le retrouver ! »
Le vieil Elfe se mit à rire, bientôt suivi par ses assistants. Cette attitude pour le moins étrange réconforta malgré tout les gobelins qui s’attendaient plutôt à un discours grave et ennuyeux. Et ils furent par ailleurs très heureux de constater que Burgul n’allait pas se faire à nouveau sermonner.
- Très bien. Assez ri, maintenant. (le grand Sage feuilleta le dossier d’un mouvement rapide avant de le refermer). Ces petits êtres fort sympathiques ont hérité du Pouvoir des golems, ce qui est fâcheux. Mais il semble qu’ils aient survécu à la chose, ce qui est déjà un miracle en soi. »
Les gobelins regardèrent Burgul avec des yeux sévères, effarés par cette horrible révélation.
- Chuut, ne vous déconcentrez pas les enfants, susurra-t-il, gêné.
Les sept Sages marmonnèrent quelques mots entre eux avant de se tourner à nouveau vers leurs auditeurs.
- Avant toute chose, nous devons nous rendre compte dans quelle mesure ils ont assimilés les quatre fragments du Pouvoir. Ce n’est qu’après cette petite formalité que nous vous chargerons d’une première mission, en fonction de vos capacités.
Il fit suivre sa parole par un tintement de cloche au son pur et cristallin ; un serviteur accourut aussitôt par une petite porte dérobée. Il portait un plateau où étaient disposées quelques friandises et autres pâtisseries fort appétissantes. Il passa devant chacun d’entre eux, en prenant soin de ne rien renverser.
Après que ces derniers aient choisi, le serviteur rejoignit les gobelins et, s’agenouillant devant eux, leur proposa à leur tour d’en choisir une.
- Très bien Burgul, approchez à présent.
Celui-ci obtempéra, chipant au passage une noisette au miel. Le vieux Sage lui tendit un parchemin dont il se saisit sans plus attendre.
- Vous vous présenterez avec ceci dans le gymnase de Grarrr le troll. Il évaluera les capacités de chacun de ces petits gobelins et me donnera un compte rendu dès demain matin, à la première heure. Nous vous attendrons donc ici pour huit heures. Ne soyez pas en retard ! Vous vous mettrez en route juste après le déjeuner afin de profiter du jour pour voyager.
Burgul refit une grande révérence avant de se diriger vers la sortie. Il dut traîner les gobelins de force car ceux-ci s’étaient figés après avoir entendu le mot « troll » et semblaient à présent incapables de se ressaisir. On referma la porte derrière eux et les Sages se regardèrent, fébriles.
- Alors ? demanda avec anxiété l’un des Sages en s’adressant au reste de l’Assemblée.
- Tu avais raison, Popinou, soupira le chef du Conseil, l’air grave. Ces sucreries sont les meilleurs du pays. Voilà tes deux sous d’argent. »
L’elfe qui venait de gagner son pari ne cacha pas son contentement et ordonna au serveur de leur en apporter une nouvelle fournée.