Flammèche, Obber, Bused’or et Tom s’assirent sur de petites chaises en bois, en face du bureau de Deïlondil. Celui-ci remit ses lunettes, rondes et fines, regardant par-dessus le mur de paperasse qui se tenait devant lui pour apercevoir les gobelins.
- Bien, je vous ai rédigé un contrat de travail. Nous devrons nous passer des golems mais il est hors de question de se passer du Pouvoir. Vous allez lire ces papiers attentivement, puis vous les signerez, précédé de la mention « lu et approuvé ».
Il déposa autant de dossiers brochés qu’il y avait de gobelins et s’alluma une cigarette de tabac du Sud en attendant qu’ils aient fini.
Les quatre compères scrutèrent attentivement les différents feuillets d’un air mitigé durant près de dix minutes.
Tom s’arrêta soudain et prit la parole.
- Ce sont de jolis runes, c’est certain, mais nous ne savons ni lire ni écrire. Je me demande pourquoi vous voulez avoir notre avis là-dessus.
Les autres acquiescèrent à cette remarque, un peu désolés toutefois de ne pouvoir se rendre plus utile.
Le toit de la maison Principale rebondit à nouveau, chassant par la même occasion une famille de corbeaux de passage, avant que l’Elfe ne prisse l’un des exemplaires et qu’il ne leur en fasse la lecture.
- Ca veut dire quoi « Nous ne pourrons tenir les Elfes pour responsables, en cas de malheur » ? demanda Bused’or en l’interrompant.
- Vous ne pourrez nous demander des écus de dédommagement si vous veniez à vous casser une patte durant l’une de vos missions, soupira Deïlondil sans même relever la tête.
- Ah ? s’exclama Flammèche. C’est si dangereux que ça ?
- Non, non ! C’est juste au cas où !
Les gobelins se regardèrent en souriant sur leur siège, à présent rassurés3.
Lorsque Deïlondil arriva enfin au chapitre « Rémunération », ces derniers furent suffisamment ébahis pour que l’Elfe ne s’en rende aussitôt compte.
- Qu’y a-t-il ? demanda Deïlondil. Quelque chose ne va pas ?
- V… vous…, bégaya Obber, vous voulez nous donnez douze sous d’argent et un écu d’or pour chaque mission ?
- C’est bien ce que j’ai dit. Et ce salaire n’est pas discutable. Vous vous en contenterez.
Bused’or se vit déjà ouvrir un magasin de confiseries à Ehanoch, la capitale des gobelins, recouvert de miel des pieds à la tête.
Obber s’imagina quant à lui faire ériger une copie de glaise du Pin de âges à Sylvaeden et, pourquoi pas, devenir l’adjoint du maire.
Flammèche se perdit quant à elle dans des songes de bijoux et de robes, de futurs serviteurs et d’une infinie cour d’admirateurs. Elle sembla un court instant possédée par quelque esprit malfaisant.
Tom pensa pour sa part qu’un tel magot devait cacher quelque chose de mauvais. Il savait que l’argent facile était une chimère et il tenta de garder les pieds sur terre.
- Ca me paraît être une trop grosse somme pour être honnête, dit Tom, pétrifiant ses amis par la même occasion.
« Il va tout gâcher, l’imbécile ! »
- Allons, allons, petit. Ce n’est pas grand chose pour des Elfes. Sais-tu quel est mon salaire, moi qui suis le maître magicien de la Capitale ?
- Euh, non… répondit Tom.
- Sept écus d’or et tous les mois.
Les mots résonnèrent dans les petites caboches comme un mirage auditif. L’Elfe remonta aussi sec dans l’estime de Flammèche qui lui trouva alors une certaine prestance et un grand charisme.
- Eh bien moi je m’habillerais un peu mieux si j’étais aussi riche, s’exclama Obber, dont l’élégance lui permettait de faire ce type de remarque désobligeante.
L’Elfe ne tint pas compte de la sévère critique mais il jeta tout de même un regard inquiet vers sa tunique.
- Bon, je crois que vous en savez assez pour signer. Prenez ma plume et faites une croix ou un petit symbole au bas de la dernière page. Tout cela a suffisamment duré. J’ai sommeil.
Les gobelins dessinèrent avec application de jolis croquis d’animaux de leur pays et Deïlondil fit tinter juste après une petite clochette en bronze. Un serviteur aux lobes anormalement développés entra et le maître magicien lui ordonna de conduire les gobelins dans leur chambre.
Les makos, qui avaient bien profité du feu de cheminée, les suivirent jusque dans leur nouveau repère. Ils s’étaient pris d’affection pour Flammèche et ils dormirent sur son lit jusqu’au lendemain matin.
***
Le soleil se leva un peu plus tôt qu’à l’habitude, sûrement impatient de connaître la suite des évènements. Ses rayons chatouillèrent le visage des quatre gobelins qui se mirent à bailler et à s’étirer longuement, à plusieurs reprises. Les deux makos s’envolèrent sur la commode de Flammèche et piaillèrent en hommage à la belle journée qui se préparait.
Obber se leva enfin et ouvrit la fenêtre. Un vent léger gagna la pièce et laissa s’échapper l’air vicié de la nuit passée. Cela ragaillardit nos quatre amis qui n’attendirent que quelques secondes avant d’être pris d’une furieuse fringale. Ils parcoururent un bon moment les longs couloirs de la maison Principale avant de tomber sur Gnagou qui discutait avec une jeune Elfe fort belle à regarder.
- Ah ! Vous voici, petits garnements ! s’exclama-t-il. Vous désirez peut-être prendre un petit-déjeuner ?
Les gobelins hochèrent vigoureusement de la tête jusqu’à ce que Gnagou prisse congé de la jolie demoiselle et les conduisisse à une petite cuisine.
L’endroit était mignon comme tout, on aurait dit qu’il s’agissait de la cuisine d’une maison de poupée. Une petite table, recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs, était jonchée d’innombrables croissants aussi gros qu’appétissants.
Un imposant chef-cuistot Nain remuait le chocolat chaud qu’il faisait bouillir dans une petite marmite quasiment neuve. La tapisserie était jaune à pois verts. Cet endroit n’avait rien d’elfique, n’importe qui s’en serait rendu compte.
- Voici le quartier des Nains magiciens où nous prenons nos collations du matin, dit Gnagou. On les appelle « magiciens » car ce sont les meilleurs pâtissiers de tous le pays, lorsqu’ils se décident à délaisser un peu la pioche. On les emploie à mi-temps et on en a vraiment pour notre argent. Leur chef se prénomme Bomburin.
- Ne l’écoutez pas les enfants, dit le Nain sans prendre la peine de se tourner. Le mi-temps des Elfes est un quart-temps pour nous autres. Et notre cuisine ne vaut pas celle des Anciens.
Les gobelins s’attablèrent sans quitter le Nain du regard. Il sifflotait un air de chez lui tout en confectionnant à présent des pains chocolatés avec amour. Il avait une voix très grave, presque semblable à celle des Orques.
Quand il eût fini, les gobelins l’acclamèrent, applaudissant à tout rompre. Le Nain se retourna pour faire une révérence mais lorsqu’il les vit, il manqua d’avaler sa barbe.
- Crénom de nom ! Des gobelins ! Des petites personnes tout comme moi, vertes néanmoins ! Un instant, petits seigneurs ! Je m’en vais vous faire goûter mes beignets à la myrtille ! Vous m’en direz des nouvelles !
Il s’agita dans tous les sens en agrémentant chacun de ses gestes par une exclamation heureuse : « des gobelins, de petits seigneurs ! ». Flammèche, Bused’or, Tom et Obber furent saisis par l’honneur que leur faisait Bonburin.
Ils récitèrent à leur tour et d’une seule voix un petit poème qu’ils avaient appris de Crochet, en l’honneur des mineurs de l’Ouest. (Crochet avait beaucoup voyagé et nombre de ses vieux amis de cette époque là étaient des Nains) Ce poème ne tarissait pas d’éloge et chaque rime présentait un compliment fort chaleureux.
Les yeux de Bomburin brillèrent de reflets émus. Il n’avait pas connaissance d’une telle estime des gobelins à l’égard de ceux de sa race. Il fit volte face et trompeta dans son grand mouchoir à carreau. Il courut ensuite dans la pièce d’à côté et revint avec un gâteau de miel et une assiette de beignets à la myrtille.
Gnagou demanda à Flammèche si elle connaissait un poème sur les Elfes. Mais la petite gobeline fit semblant de ne pas comprendre.
Bonburin se mit à table avec eux et demanda des nouvelles du Petit Pays de l’Olinghên. Tom, qui était l’aîné et donc le plus au fait de ce qui se passait à Sylvaeden, se fit le narrateur des petites affaires du village, du simple pot cassé à la récente naissance du jeune Clocheton.
- Et qu’en est-il des Nains, monsieur Bomburin ? demanda Bused’or.
- Ah, mon petit, je n’en sais rien. Voilà près de dix longues années que j’ai établi ma petite affaire dans la Capitale Blanche et je ne puis te dire ce qu’il en est de mes compatriotes de l’Ouest. Ca me rappelle que je commence à avoir le mal du pays. Mais je serai là-bas un piètre mineur et les autres m’en tiendraient fermement rigueur.
- Faut pas dire ça monsieur Bonburin ! clama Tom. De telles paroles ne s’accommodent pas d’un Nain !
- Bon garçon ! Voilà qui est bien causé ! Mais maintenant, il vous faut manger. Je ne sais pas pourquoi vous êtes ici, mais les invités ne sont jamais dans cette demeure pour de trop longues réjouissances. (Il se leva) Je demanderai de vos nouvelles, ne vous inquiétez point. Et maintenant il me faut retourner à l’œuvre. Mon soufflé à la liqueur de Bûhr doit être prêt avant le midi ! Foi de Bonburin ! »
Il les laissa là et se remit à ses fourneaux, en chantant bien sûr. Les makos, qui connaissaient là une rude concurrence, se turent jusqu’à ce que les gobelins eurent fini leur collation et regagné le grand salon.
***
Courtecrème toqua à la porte du bureau de Raspoutine. Le maire de Sylvaeden se tenait derrière deux grosses piles de vieux discours à en rédiger un nouveau.
- L’Elfe est reparti monsieur le maire, dit Courtecrème. On a été un peu durs avec lui je trouve. C’est à peine s’il pouvait tenir les rênes de sa monture.
- Il fallait lui montrer que nous ne sommes pas des tendres et que de pareils incidents ne doivent pas se reproduire, répondit Raspoutine du tac au tac. Mais je suis toutefois rassuré de savoir que nos enfants sont entre les mains des Hautes Gens. Si j’en crois ce qu’il m’a dit, ils vont voyager vers le Pin des âges et rencontrer des Nains, ce qui est une chose formidable pour nos jeunes. (Il remit ses grosses lunettes et toussa à deux reprises) Maintenant laisse-moi seul, jeune Fougère. Il y aura un conseil ce soir sur la grand’place et je dois me préparer à de dures critiques.
- Très bien monsieur Sirfeu.
Courtecrème sortit de son bureau en hâte ; il eut une petite pensée pour son frère Obber.
« Le sacré veinard que voilà ! Des Nains et des Elfes ! Et de grands pouvoirs ! »
***
Il était onze heures dans la Capitale blanche. Les gobelins jouaient au ballon dans le jardin coquet de la demeure des magiciens sous l’œil suspicieux des deux makos. Flammèche et Bused’or profitaient de leur effarante rapidité pour se saisir de la balle tandis que Tom en devinait aisément la trajectoire. Et s’il prenait à Obber l’envie de le récupérer, il l’attirait à lui d’une seule pensée.
Tandis que le jeu (très étrange à regarder) battait son plein, Burgul sortit de l’ombre d’une porte ; Bused’or fut le premier à remarquer sa présence.
- C’est M’sieur Burgul ! cria-t-il. Hourrah pour M’sieur Burgul !
- Je ne m’attendais pas à un tel accueil ! dit-il les sourcils levés d’étonnement.
Tom lâcha le ballon et courut avec Obber et Flammèche pour le rejoindre.
- Quel bon vent vous amène ? dit Flammèche que les petits pains de Bomburin avaient rendu joyeuse. Vous allez nous accompagner dans nos prochaines missions ?
- Oui. Deïlondil m’a pardonné et m’a donné une dernière chance de me rattraper. Je serai votre guide dès aujourd’hui et pour un moment je le crains.
- Comment ça « pour un moment je le crains »? demanda Obber.
- Nos chercheurs ne savent absolument pas comment briser le sortilège et vous enlever le Pouvoir. Il faudra peut-être attendre qu’il vous quitte de lui-même.
- On s’en fiche maintenant, s’écria Flammèche. Je ne me suis jamais autant amusée que depuis que je suis ici !
- Tant mieux, dit Burgul. Je vous laisse encore dix minutes pour jouer. Ensuite il nous faudra aller à l’Assemblée du centre. Les Sages nous donneront les directives pour notre première tâche. Soyez très polis avec eux. Ils pourraient vous transformer en crapauds si vous veniez à les froisser.
Les gobelins cessèrent tout mouvement et lui promirent d’être aussi discrets que des plumes d’oisillon.
Burgul fut satisfait de son petit mensonge et sortit dans la rue pour fumer une cigarette en les attendant. Il s’était pourtant promis d’arrêter le tabac mais d’être le tuteur de quatre gobelins à la fois lui causait trop de souci pour l’instant.